Les élections birmanes vues par deux diplômés installés à Rangoun
Publié le 27{th} novembre 2015 dans "" | Rédigé par le bureau
Le 8 novembre dernier, les Birmans étaient appelés aux urnes pour les premières élections libres depuis plusieurs décennies. Deux diplômés installés à Rangoun ont suivi ces événements de près. Leurs collègues birmans ont partagé avec eux leur excitation, leur ressenti et leurs craintes en ce jour historique.
L’enthousiasme global pour ces élections a été indéniable. Le soir du 8 et le matin du 9 novembre, nos fils Facebook racontaient tout. Des photos du siège de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi entouré d’une foule toute vêtue de rouge, des selfies d’amis faisant la queue ou brandissant leur petit doigt couvert d’encre, preuve de son vote… C’est d’autant plus incroyable qu’en 2010, lors des dernières élections mais avant l’ouverture du régime, très peu de personnes avaient accès à Internet. En 2013, les cartes SIM d’occasion coûtaient encore 150 dollars (contre jusqu’à 4 000 dollars quelques années auparavant !). L’ouverture récente du marché aux géants des télécoms a permis de diviser par 100 le prix des cartes SIM : grâce à la 3G, Facebook est devenu la principale source d’information (avec ses lots de rumeurs…) des Birmans.
Kori Cicero (promo 2013) est responsable des ventes pour une agence de voyage américaine. Elle conçoit de nouveaux itinéraires, notamment dans des zones auparavant interdites aux touristes.
Alexandre Besson (promo 2009) gère les opérations d’assistance médicale de Poe-ma, une entreprise de Polynésie française. Il a publié une fiche consacrée aux élections birmanes dans Asie de l’Est et du Sud-Est : de l’émergence à la puissance paru aux éditions ellipses en juin 2015.
Kori Cicero et Alexandre Besson se sont installés à Rangoun en septembre 2013, avant de s’y marier l’année suivante.
Une de nos amis s’est rappelée que dans son quartier très peu de personnes étaient allées voter en 2010. L’ambiance était cette fois-ci très différente : elle s’est présentée au bureau de vote dès 5h30 et a fini de voter vers 7h00.
Une autre amie est rentrée le lendemain du scrutin de l’État Shan, région du nord riche en ressources et théâtre de conflits répétés entre armées séparatistes et gouvernement. Elle rapporte qu’il y a eu quelques irrégularités dans le décompte des votes à Taunggyi, capitale de sa région natale. Une grenade avait explosé quelques jours avant le scrutin aux abords d’une banque, faisant craindre le pire. « Mais c’est mieux qu’en 2010, où nous n’avions même pas voté ! », ajoute-t-elle. À cette époque elle travaillait dans la nouvelle capitale, Nay Pyi Taw, ville fantôme sortie de terre en quelques mois avec ses rues désertes bordées de ministères gigantesques. Le propriétaire de l’hôtel où elle était employée étant membre du parti gouvernemental, tous les employés avaient dû aller voter avec un bulletin pré-rempli…
Un autre ami reste plus sceptique. D’origine chinoise et également d’ethnie Shan, lui a décidé de ne pas aller voter : « les élections ne changeront rien pour nous : ce que nous voulons, c’est devenir autonome ».
Son collègue plus âgé supporte avec ferveur la LND : il voulait voir le gouvernement largement battu. Impliquée dans les événements de 1988, période de tensions entre la junte et l’opposition, une partie de sa famille a émigré aux États-Unis. Il a fait la queue au bureau de vote dès 5h30 : il était fier de montrer son petit doigt tâché d’encre.
En birman, le mot élection comporte le mot pwe, qui signifie aussi fête et est un suffixe pour toute une gamme d’événements : mariage, festival religieux, etc. C’est un heureux retour à l’étymologie du mot !
Passée l’effervescence des élections, les tractations vont bon train et vont se poursuivre jusqu’au mois de mars et la formation d’un nouveau gouvernement. De par la Constitution, l’armée conserve 25 % des sièges et des portefeuilles ministériels importants, et Aung San Suu Kyi ne peut prétendre, malgré la victoire écrasante de son parti, briguer elle-même le poste de présidente. L’économie est toujours contrôlée en grande partie par des conglomérats plus ou moins directement liés à l’armée.
Au-delà de l’enthousiasme de voir le processus démocratique respecté, la prudence reste donc de mise. La LND n’a aucune expérience de l’administration et de la gouvernance, et même très peu de la politique. Les chantiers ne manquent pas, à commencer par l’application d’un cessez-le-feu national et le respect du droit des minorités. Mais aussi la poursuite des reformes structurelles, la lutte contre la corruption, le développement des infrastructures dans le respect de l’environnement (seuls 33 % des Birmans ont accès a l’électricité), le développement urbain, agricole et industriel, la réconciliation nationale, les tensions interreligieuses, principalement entre bouddhistes et musulmans, etc.
Autant de problématiques que le – relatif – confort de Rangoun peut faire oublier. Si ces élections ont été un symbole et un réel pas en avant, le plus dur reste sans doute à faire pour la Birmanie.